Commentaire du chapitre XVII du Traité théologico-politique de Spinoza

Où l’on montre que nul ne peut transférer en totalité ce qui lui appartient au souverain et que ce transfert n’est pas nécessaire. De l’État des Hébreux : quel il fut du vivant de Moïse, quel après sa mort, et de son excellence ; enfin des causes pour quoi l’État régi par Dieu a péri et, durant son existence, n’a presque jamais été libre de séditions.

Fokke & Sukke n’arrivent pas à s’en sortir (traduit du néerlandais par DeepL)

Mes commentaires sont entre parenthèses et ne portent en général que sur les passages – soulignés en gras – en rapport avec le thème « individu et communauté », sinon le résultat serait beaucoup trop long. À la fin de chaque commentaire, je précise toujours : « Je reviens au texte de Spinoza »). Le découpage en huit parties est certainement contestable, mais je l’ai quand même effectué pour permettre de s’y retrouver un peu…

Dans ce chapitre, Spinoza va montrer ce qui a fait la grandeur et la puissance de l’État des Hébreux, principalement du fait de Moïse. Il montre ensuite comment la division entre les tenants de la religion et ceux de la loi entraîne conflits et déclin de cet État.

1. L’individu face au souverain : ni indépendance complète, ni dépendance complète (p. 97)

2. Le souverain est plus souvent sous la menace de ses propres citoyens que sous celle d’un autre souverain (p. 102)

3. Le souverain peut être tenté de s’appuyer sur la religion, voire se diviniser (p. 104)

4. Analyse de l’État hébreu (p. 112)

5. Un peuple protégé par sa religion (p. 122)

6. Les Hébreux : une société close ? (p. 126)

7. Les Hébreux : une société fracturée (p. 133)

8. Le danger du pouvoir religieux pour le pouvoir politique et la nation (p. 138)

Je rappelle que je ne suis pas un spécialiste de Spinoza, mais que je le fréquente depuis des décennies et que je me permets de penser librement, au risque parfois de proposer des interprétations audacieuses voire discutables.

1. L’individu face au souverain : ni indépendance complète, ni dépendance complète

p. 97 :

[1] (…) Nul en effet ne pourra jamais, quelque abandon qu’il ait fait à un autre de sa puissance et conséquemment de son droit, cesser d’être homme ; et il n’y aura jamais de souverain qui puisse tout exécuter comme il voudra.

(phrase très importante qui m’oblige à un long développement. Vincent Descombes réfute le double mythe d’une société constituée d’agents autonomes (1) ou constituée d’automates (2). Cela vient d’une première confusion, celle entre intersubjectivité et société : « Une intersubjectivité n’est pas la même chose qu’une société. (…) l’intersubjectivité est une notion incapable de rendre compte, et il s’en faut, du social. » (Vincent Descombes, Philosophie du jugement politique, Seuil, Editions Points, janvier 2008, p. 203 et p. 265). On a oublié ou on méconnaît ce que Louis Dumont, soucieux de penser le holisme face à l’individualisme, nomme « individus collectifs ». Ce qui conduit à une deuxième confusion, celle entre individu et sujet (ce que ne fait pas Spinoza, comme on le verra plus tard) : une société n’est pas un assemblage d’individus, comme le croyait Margaret Tatcher, allant jusqu’à dire, ce qui est conséquent à sa façon (la folie est souvent logique, à partir de prémisses folles), que la société n’existe pas. Mais passant son bac, son permis de conduire, souscrivant un crédit, etc., est-ce qu’on libre ou asservi ? Question absurde qui part d’une image erronée, celle de l’individu comme page blanche qui se choisirait en choisissant d’y écrire ce qu’il veut. « Si la société était radicalement pluraliste (…), il n’y aurait pas de prémisses pratiques communes aux membres du groupe » (opus cité, p. 272). Descombes veut dire que personne ne saurait par où commencer pour penser et agir sans l’environnement de la société à laquelle il appartient, car chacun serait dans l’obligation d’être absolument original, ce qui est impensable. En réalité, on pense et on agit toujours en tant que membre – et non sujet pensant, ni comme individu – d’une société. Nul n’est ni totalement libre, ni totalement esclave. C’est l’idéologie individualiste qui fait qu’on s’imagine totalement autonome par une prétendue lucidité à toute épreuve et une prétendue absence d’illusions ; ou bien que la société est totalitaire, nous empêchant d’accéder à la liberté absolue du sujet libre. Le bon sens indique que la vérité se situe, comme souvent, au milieu : je ne suis jamais l’auteur exclusif de mes pensées, intentions et actions (l’influence de la société et de l’époque dans lesquelles mon existence se déroule est évidente), mais je garde toutefois une marge de manœuvre (mes choix dépendent de moi en tant que je peux délibérer avec moi-même, réfléchir). La notion de « servitude volontaire » (célèbre oxymore d’Étienne de La Boétie) est peut-être ce qui rend le mieux compte de la réalité vécue. Ces deux confusions entraînent deux mythes :

  1. Premier mythe : celui d’une société constituée agents autonomes, où l’individu serait l’auteur de ses choix, décisions, actions. En réalité, il ne peut jamais en être tout à fait certain. du fait de l’influence des autres, du principe d’autorité, des idées dominantes de l’époque, du pays, des idéologies en présence…
  2. Deuxième mythe : celui d’une société constituée d’automates où l’individu serait totalement écrasé par la société, comme un être hypnotisé. En réalité, aucune société ne peut fabriquer des automates qui ne demanderaient jamais la raison profonde de leurs conduites : il reste toujours des initiatives personnelles à prendre. Des allemands ont caché des juifs malgré la propagande et la terreur hitlériennes. On trouve des criminels dans toutes les sociétés, qu’elles soient traditionnelles ou pas, religieuses ou plus ou moins athées, aux régimes politique autoritaires ou démocratiques.

Je n’ai pas retrouvé la page de Vincent Descombes qui m’a inspiré. Je précise qu’une quinzaine de ses livres se trouvent dans ma bibliothèque et que je manque de courage pour les feuilleter… Je reviens au texte de Spinoza)

(…) et un grand nombre de choses semblables qui suivent nécessairement des lois de la nature humaine.

(cette nature humaine dépend de la nature tout entière : « une infime partie de na nature infinie », autrement dit un mode de la substance. Elle inclut le fonctionnement du corps et celui de l’esprit, reposant sur les deux seuls attributs dont nous faisons l’expérience et que nous connaissons : l’étendue et la pensée. Celle-ci se manifeste sous la forme d’une activité « libre » – pas au sens absolu ou métaphysique : agir de soi-même, i.e. sans autre cause que soi-même ; ou encore religieux : libre arbitre -, d’un jeu « libre » des représentations et des affects. Hegel pense de même lorsqu’il dit que toute pensée est libre, car rien n’empêche absolument ni n’oblige absolument un être humain à avoir telle idée, à éprouver tel affect. Arendt s’appuie à sa manière sur cette idée lorsqu’elle parle de « pluralité humaine ». Aucun tyran ne peut faire que tous ses sujets pensent comme lui, ni aucun opposant ne peut faire que tous pensent contre le tyran. C’est le meilleur argument en faveur de la démocratie. Spinoza en fait « l’objet principal », il le dit lui-même, des cinq derniers chapitres du T.T.P. : « Il est temps maintenant de nous demander jusqu’où doit s’étendre, dans l’État le meilleur, cette liberté laissée à l’individu de penser et de dire ce qu’il pense  » (ch. XVI, p. 65) et « Nous avons donc ici à nous demander dans quelle mesure précise cette liberté peut et doit être concédée sans danger pour la paix de l’État et le droit du souverain ; c’est là, suivant l’avertissement donné au début du chapitre XVI, mon objet principal.  » (ch. XX, p. 192). Je reviens au texte de Spinoza)

(…) jamais en effet les

p. 98 :

hommes n’ont renoncé à leur droit et n’ont transféré leur puissance à un autre au point que ceux-là même qui avaient acquis ce droit et cette puissance, ne les craignissent plus (…).

(L’État ne sera en paix que lorsqu’il aura admis qu’il lui est impossible de diriger parfaitement les pensées des individus qui constituent la société qu’il administre, et ce, quoiqu’en pensent Bernays et les autres théoriciens de la propagande. S’il croit qu’il peut les diriger comme des automates, comme le dit Spinoza dans le ch. XX (« la fin de l’État n’est pas de faire passer les hommes de la condition d’êtres raisonnables à celle de bêtes brutes ou d’automates » (p. 193), l’État essayera de contraindre les esprits, et ne le pouvant pas (puisque c’est impossible), il sera contraint de devenir violent, ce qui s’est vu en U.R.S.S. par exemple. Ce n’est pas parce que ce serait « mal » que Spinoza demande à l’État de ne pas être tyrannique et « bien » d’être démocratique, mais simplement parce que la nécessité rend impossible la conduite parfaite des esprits des individus. Je reviens au texte de Spinoza)

Et certes si des hommes pouvaient être privés de leur droit naturel à ce point qu’ils n’eussent plus par la suite aucune puissance, sinon par la volonté de ceux qui détiennent le droit souverain, alors en vérité la pire violence contre les sujets serait loisible à celui qui règne (…).

(il faut reconnaître ici que les progrès de la propagande, l’augmentation formidable des moyens offerts à l’État pour contraindre les individus, la création de cette forme particulière d’État appelé totalitarisme, tempèrent cet optimisme spinoziste. Mais cela n’invalide pas sa thèse, puisque la chose est impossible. Hélas, c’est cette impossibilité même qui rend l’État despotique plus violent encore et plus imaginatif dans les moyens qu’il emploie pour cette fin inaccessible. Adolescent, j’avais écrit un pastiche des Thèses sur Feuerbach de Marx : onze thèses, exactement comme chez Marx, dans lesquelles je développais l’idée que l’homme n’est pas réifiable, i.e. qu’il est impossible de le transformer en objet manipulable à sa guise. le titre était : « L’homme est-il réifiable ? En somme, j’étais déjà spinoziste et critique du marxisme. Pour ceux qui n’ont jamais entendu parler de ce concept fort à la mode dans les années 1960-70, ou qui l’ont oublié : réification, paragraphe « philosophie ». Je reviens au texte de Spinoza)

p. 99 :

[2] (…) ce n’est pas la raison pour laquelle il obéit, c’est l’obéissance qui fait le sujet.

(cette phrase va dans le sens de l’école qu’on appellera plus tard positivisme juridique, dont le principal penseur est Kelsen, qui rejette un droit idéal basé sur des normes morales, et défend la seul droit positif, soutenu par la seule jurisprudence. Tout ce que dit Spinoza du souverain me paraît aller dans ce sens, d’autant qu’il n’existe pas de philosophie morale chez Spinoza, mais une éthique, ce qui est très différent. Pierre Macherey va jusqu’à dire dit que c’est une ontologie. Je reviens au texte de Spinoza)

Quelle que soit la raison en effet pour laquelle un homme se détermine à exécuter les commandements du souverain,(…) encore se détermine-t-il par son propre conseil et il n’en agit pas moins par le commandement du souverain.

(Apparente contradiction qui se résout et s’éclaire par un exemple tiré de Hobbes, qui a inspiré une partie de la pensée politique de Spinoza : selon lui, l’esclavage est un contrat : en échange de la vie sauve, le prisonnier accepte de servir celui qui ne le tue pas mais le réserve – servus en latin : de là vient servitude, service, serviteur. Hegel s’en souviendra dans sa Dialectique du maître et de l’esclavePhénoménologie de l’Esprit, 1808 – qui inspirera Marx pour sa théorie du prolétariat comme dernière classe, opposée à la bourgeoisie, de l’histoire de l’humanité. Je reviens au texte de Spinoza)

(…) Tout ce donc que fait un sujet, qui est conforme aux commandements du souverain, qu’il le fasse sous

p. 100 :

l’empire de l’amour ou par la contrainte de la crainte, ou poussé (ce qui est le plus fréquent) à la fois par l’espoir et par la crainte, ou encore par révérence, c’est-à-dire par une passion mêlée de crainte et d’admiration, ou pour une raison quelconque, il le fait en vertu du droit de celui qui exerce le pouvoir dans l’État et non de son propre droit.

(même s’il semble qu’on passe son permis de conduire de son propre chef, il n’en reste pas moins qu’on le fait en vertu de la loi qui impose de passer ce permis pour avoir la permission de conduire. C’est que l’État dispose d’un nombre important de moyens divers et variés de mener les hommes à penser dans un sens qui lui est utile sans qu’ils aient le sentiment d’être contraints. On parlerait aujourd’hui d’influence, de théorie du nudge, etc. On peut être obligé par l’amour comme par la crainte, par la haine, par l’admiration, etc. Spinoza dépasse ici l’alternative simpliste : soit je suis entièrement libre, soit je suis entièrement asservi. Un chapitre du livre Le complément de sujet, enquête sur le fait d’agir de soi-même, de Vincent Descombes – Gallimard, 2004, chapitre XLI, La liberté comme indépendance et comme autonomie, p. 33 – porte sur cette question : s’appuyant sur une lecture critique du livre d’Alain Renaut L’ère de l’individu, Gallimard, 1989, dont la thèse, très kantienne, donc plutôt anti-spinoziste, pourrait se résumer ainsi – je le cite : « Entre le holisme et l’individualisme, pourrait devoir être situé l’humanisme ; entre le tout et l’individu, le sujet. » – L’ère de l’individu, p. 80 – Développant la thèse de Renaut pour en voir la limite, Descombes écrit : « l’individu humain n’est qu’un exemplaire du genre, l’homme comme sujet n’est pas tel ou tel homme, mais plutôt quelque chose comme la faculté rationnelle qu’on trouve chez les individus humains, partout identique à elle-même. » – in Le complément de sujet, p. 337 – souligné par Descombes. Cette phrase pourrait faire croire que Spinoza pense ainsi, mais non, car pour lui, l’homme n’est pas qu’un être rationnel, mais surtout et avant tout un être de désir et d’affects. Ce qui fait conclure Descombes dans son chapitre consacré à cet aspect : « Le problème du lien social ne saurait se poser à un sujet » (p. 339), de même qu’il ne se pose pas à un individu, puisque l’individualisme est fondamentalement « désocialisant ». Une société de sujets, au sens kantien et rationaliste, serait pareille à une société savante – analogie empruntée à Descombes ; convenons que nous en sommes aussi loin aujourd’hui que du temps de Spinoza. Je reviens au texte de Spinoza)

Cela résulte encore très clairement de ce que l’obéissance ne concerne pas tant l’action extérieure que l’action interne de l’âme. (…)

(cette nuance ne contredit pas ce que Spinoza a dit auparavant. Obéir, ce n’est pas principalement une action du corps, mais une action de l’esprit. Plus je consens en pensée à ce que m’ordonne l’État, plus mon obéissance est forte. Et puisque ce qu’il y a de meilleur dans l’homme est la raison, si l’État demande à obéir à des lois fondées en raison, l’obéissance n’en sera que plus forte. Je reviens au texte de Spinoza)

En second lieu s’il est vrai qu’on ne commande pas aux âmes comme aux langues, encore les âmes sont-elles dans une certaine mesure sous le pouvoir du souverain qui a bien des moyens de faire qu’une très grande partie des hommes croie, aime, ait en haine ce qu’il veut. (…)

(on retrouvera dans le commentaire du chapitre XX un écho de cette idée : « S’il était aussi facile de commander aux âmes qu’aux langues, il n’y aurait aucun souverain qui ne régnât en sécurité et il n’y aurait pas de gouvernement violent, car chacun vivrait selon la complexion des détenteurs du pouvoir et ne jugerait que d’après leurs décrets du vrai ou du faux, du bien ou du mal, du juste ou de l’inique. » – p.189. En effet, on peut interdire, voire empêcher la parole libre, mais on ne peut ni interdire ni empêcher la pensée libre. Cependant, l’État, et pas seulement lui, mais aussi la société, décrite par Durkheim comme une « superconscience« , dispose de nombreux moyens pour diriger les pensées des hommes, bien que moins efficacement que leurs actions. Je reviens au texte de Spinoza)

p. 101 :

[3] (…) Pour ce qui est des conditions dans lesquelles un pouvoir peut être constitué de façon à se conserver néanmoins toujours en sécurité, j’ai déjà dit que je n’avais pas l’intention de les exposer ici.

(Spinoza en parlera au chapitre XX, en établissant que le meilleur régime est la démocratie – meilleur, pas au sens de préférence morale, mais de l’utilité et de la nécessité. Je reviens au texte de Spinoza)

Toutefois pour parvenir où je veux, je noterai les enseignements donnés jadis à Moïse, par révélation divine, à cette fin ; puis nous examinerons l’histoire des Hébreux et ses vicissitudes, par où nous verrons enfin quelles satisfactions doivent être surtout accordées par le souverain à ses sujets pour la plus grande sécurité et l’accroissement de l’État.

[4] Que la conservation de l’État dépende avant tout de la fidélité des sujets, de leur vertu et de leur constance dans l’exécution des commandements, la raison et l’expérience le font voir très clairement ; il n’est pas également facile de voir suivant quelle méthode les sujets doivent être gouvernés pour qu’ils restent constamment fidèles et vertueux.

(celles-ci seront d’autant plus solides que l’État édictera des lois rationnelles, i.e. en fonction de la réalité des choses, non en fonction de préjugés ou de passions. Je reviens au texte de Spinoza)

Aussi bien les gouvernants que ceux qui sont gouvernés sont tous des hommes, en effet, c’est-à-dire

p. 102 :

des êtres enclins à abandonner le travail pour chercher le plaisir. Qui même a éprouvé la complexion si diverse de la multitude, est près de désespérer d’elle : non la raison, en effet, mais les seuls affects de l’âme la gouvernent ; incapable d’aucune retenue, elle se laisse très facilement corrompre par le luxe et l’avidité. Chacun pense être seul à tout savoir et veut tout régler selon sa complexion ; une chose lui paraît équitable ou inique, légitime ou illégitime suivant qu’il juge qu’elle tournera à son profit ou à son détriment ; par gloire il méprise ses semblables et ne souffre pas d’être dirigé par eux ; par envie de l’honneur qu’il n’a pas ou d’une fortune meilleure que la sienne, il désire le mal d’autrui et y prend plaisir. Point n’est besoin de poursuivre cette énumération ; nul n’ignore à quels crimes le dégoût de leur condition présente et le désir du changement, la colère sans retenue, le mépris de la pauvreté poussent les hommes et combien ces passions occupent et agitent leurs âmes. Prévenir tous ces maux, constituer dans la cité un pouvoir tel qu’il n’y ait plus place pour la fraude ; bien mieux, établir partout des institutions faisant que tous, quelle que soit leur complexion, mettent le droit commun au-dessus de leurs avantages privés, c’est là l’œuvre laborieuse à accomplir.

(ce long développement peut sembler pessimiste et être une condamnation morale des hommes. Il n’en est rien. En revanche, il y a comme un avertissement au sujet de ce qu’on appellerait aujourd’hui l’individualisme : les prétentions de l’individu à être la valeur absolue font de celui-ci un danger pour l’unité de la société, un dissolvant de toute communauté traditionnelle. Spinoza s’efforce comme toujours de considérer la réalité telle qu’elle est : neutre, dépourvue de valeurs morales, qui sont toujours des ajouts de notre imagination. Pour rappel, ces deux extraits de l’Appendice du livre premier de l’Éthique : « Donc, tout ce qui contribue à la santé ainsi qu’au culte de Dieu, les hommes l’ont appelé Bien, tandis que ce qui leur est contraire, ils l’ont appelé Mal. (…) chacun a jugé des choses selon la disposition de son cerveau, ou plutôt a tenu pour les choses elles-mêmes les affections de son imagination.  » Les hommes ne sont ni bons, ni mauvais, ils dépendent en toutes circonstances de la nécessité. Je reviens au texte de Spinoza)

2. Le souverain est plus souvent sous la menace de ses propres citoyens que sous celle d’un autre souverain

La nécessité a bien obligé les hommes à y pourvoir dans une large mesure ; toutefois on n’est jamais arrivé au point que la sécurité de l’État fût moins menacée par les citoyens que par les ennemis du dehors, et que ceux qui exercent le pouvoir eussent moins à craindre les premiers que les seconds.

p. 103 : 

[5] Témoin la République des Romains, toujours victorieuse de ses ennemis et tant de fois vaincue et réduite à la condition la plus misérable par ses citoyens, en particulier dans la guerre civile de Vespasien contre Vitellius ; voir sur ce point Tacite au commencement du livre IV des Histoires où il dépeint l’aspect très misérable de la ville. Alexandre (comme dit Quinte-Curce à la fin du livre VIII) estimait avec plus de franchise le renom en ses ennemis qu’en ses concitoyens, parce qu’il croyait que sa grandeur pouvait être détruite par les siens. Et, dans la crainte de son destin, il adresse à ses amis cette prière : « donnez-moi seulement toute sûreté contre la fourberie à l’intérieur et les embûches domestiques, j’affronterai sans frayeur le…

p. 104

…péril dans la guerre et les combats. Philippe fut plus en sécurité à la tête de ses troupes qu’au théâtre, il échappa souvent aux coups de l’ennemi, il ne put se dérober à ceux des siens. Comptez parmi les autres rois qui ont eu une fin sanglante, ceux qui ont été tués par les leurs, vous les trouverez plus nombreux que ceux qui sont morts à l’ennemi. »

3. Le souverain peut être tenté de s’appuyer sur la religion, voire se dire inspiré de Dieu

[6] Pour cette cause, c’est-à-dire pour leur sécurité, les rois qui autrefois avaient usurpé le pouvoir ont tenté de persuader qu’ils tiraient leur origine des dieux immortels.

(c’est le sens primitif du mot grec apothéose : admission d’un homme, d’un héros, d’un roi parmi les dieux – ou glorification d’un saint chez les Chrétiens; Je reviens au texte de Spinoza : la version moderne de l’apothéose s’appelle « culte de la personnalité. L’effet prix Nobel, voire l’ultracrépidarianisme, peuvent être vus comme des formes sécularisées d’apothéose : tel sportif, tel mathématicien se croient habilités à donner leur opinion sur n’importe quel sujet comme s’il s’agissait d’une connaissance. Ce sont des variantes de l’argument d’autorité : si Einstein l’a dit, c’est que c’est vrai. Des apiculteurs s’en sont servi en faisant dire à Einstein : « Lorsque les abeilles disparaîtront, l’humanité n’en aura plus pour longtemps » (de mémoire), ce qu’il n’a jamais dit. Attention, je vais proposer une interprétation un peu surprenante : j’ai vu une signification dans le fait que Spinoza ait parlé d’apothéose – faire d’un homme un dieu – juste avant de parler de Moïse et des Hébreux. -Cette phrase « pour leur sécurité, les rois qui autrefois avaient usurpé le pouvoir ont tenté de persuader qu’ils tiraient leur origine des dieux immortels » ne pourrait-elle pas s’appliquer à Moïse dont Spinoza parle juste après ? Bien que son statut soit différent, cela pourrait vouloir dire que Spinoza pensait que Moïse avait mis son propos et son autorité sous celle d’une communication exceptionnelle avec Dieu, à laquelle il est probable que Spinoza n’ait pas cru, lui qui critiquait les « visions » des prophètes. Leibowitz disait que Moïse n’avait aucun charisme. Je n’ai trouvé nulle part cette interprétation. je reconnais qu’elle est discutable, mais je la trouve assez pertinente, surtout en prenant comme règle de lecture du T.T.P. ce qu’en dit Leo Strauss en 1952 : « même en présentant son opinion véritable dans un groupe d’énoncés explicites, Spinoza pouvait la révéler aux lecteurs plus attentifs tout en la dissimulant au vulgaire. Mais toutes les contradictions de Spinoza ne sont pas explicites. Dans certains cas, ce ne sont pas les affirmations explicites qui contredisent d’autres affirmations explicites, mais les conséquences nécessaires des affirmations explicites. Dans d’autres cas, nous nous trouvons devant une contradiction entre deux énoncés explicites, dont aucun n’est nécessairement hétérodoxe ni n’exprime directement l’opinion de Spinoza sur le sujet ; mais le caractère incongru de la contradiction fait signe vers une opinion clairement hétérodoxe et qui n’est pas dite, grâce à laquelle la contradiction de surface est résolue, et qui se révèle ainsi présentée de façon oblique grâce à la contradiction de surface. »(Leo Strauss, La persécution et l’art d’écrire, chapitre V, Comment étudier le Traité théologico-politique de Spinoza, Presses Pocket,1989 – Si j’ai le temps, je consacrerai un article à l’étude de Strauss. Je reviens au texte de Spinoza)

Ils pensaient que si leurs sujets et tous les hommes ne les regardaient pas comme leurs semblables, mais les croyaient des dieux, ils souffriraient plus volontiers d’être gouvernés par eux et se soumettraient facilement. Ainsi Auguste persuada aux Romains qu’il tirait son origine d’Énée, qu’on croyait fils de Vénus et rangeait au nombre des dieux : il voulut « des temples, une image sacrée, des flamines et des prêtres pour instituer son propre culte ». Alexandre se fit saluer comme fils de Jupiter ; et il ne paraît pas l’avoir voulu par orgueil, mais par un dessein prudent, comme l’indique sa réponse à l’invective d’Hermolaüs. « En vérité, dit-il, il est…

p. 105

…presque ridicule à Hermolaüs de me demander de renier Jupiter, par l’oracle duquel je suis reconnu. Les réponses des dieux sont-elles aussi en mon pouvoir ? Il m’a offert le nom de fils ; j’ai accepté (remarquez bien ceci) dans l’intérêt de nos affaires. Plût au ciel que dans l’Inde aussi l’on me crut un Dieu. C’est le renom qui décide des guerres et souvent une croyance fausse a tenu lieu de vérité. » Par ce peu de paroles il continue habilement à convaincre les ignorants de sa divinité simulée et en même temps laisse apercevoir la cause de la simulation. C’est aussi ce que fit Cléon dans le discours par lequel il tentait de convaincre les Macédoniens d’obéir complaisamment au roi; après avoir, en glorifiant Alexandre dans son récit et en célébrant ses mérites, donné à la simulation une apparence de vérité, il en fait ressortir l’utilité : « Ce n’est pas par piété seulement, c’est aussi par prudence que les Perses ont rendu aux rois le même culte qu’aux dieux ; la majesté du souverain est la sauvegarde du royaume » ; et il conclut enfin : « Moi-même, quand le roi pénétrera dans la salle du festin, je me prosternerai à terre. Il est du devoir des autres, de ceux surtout qui ont quelque sagesse, d’en faire autant *. » Mais les Macédoniens étaient trop éclairés ; et des hommes, s’ils ne sont pas tout à fait des barbares, ne souffrent pas d’être aussi ouvertement trompés et de tomber de la condition de sujets…

p. 106 :

…à celle d’esclaves inutiles à eux-mêmes. D’autres ont pu persuader plus aisément que la majesté est sacrée, qu’elle tient la place de Dieu sur la Terre, qu’elle a été constituée par Dieu et non par le suffrage et le consentement des hommes, et qu’elle est conservée et maintenue par une providence singulière et un secours divin. Des monarques ont pourvu par d’autres moyens de cette sorte à la sécurité de leur pouvoir ; je n’en parlerai pas ici et, pour parvenir à mon but, je noterai et examinerai seulement, comme je l’ai dit, les moyens enseignés jadis à Moïse par révélation divine.

[7] Nous avons dit plus haut, au chapitre V, qu’après leur sortie d’Égypte les Hébreux n’étaient plus tenus par le droit d’aucune autre nation et qu’il leur était loisible d’instituer de nouvelles règles et d’occuper les terres qu’ils voudraient. Libérés, en effet, de l’oppression insupportable des Égyptiens, ils n’étaient plus liés à aucun mortel par aucun pacte et avaient retrouvé leur droit naturel sur tout ce qui était en leur pouvoir ; chacun pouvait à nouveau examiner s’il voulait conserver ce droit ou le transférer à un autre. Revenus ainsi à l’état naturel, sur le conseil de Moïse en qui ils avaient la plus grande confiance, ils décidèrent de ne transférer leur droit à aucun mortel, mais seulement à Dieu ; sans temporiser, tous, d’une clameur commune, promirent à Dieu d’obéir absolument à tous ses commandements, de ne reconnaître d’autre droit que celui qu’il établirait lui-même par une révélation prophétique. Cette promesse, c’est-à-dire ce transfert de droit à Dieu, se fit de…

(débarrassés du joug égyptien, les Hébreux retrouvent leur droit naturel et le risque inhérent d’un retour à l’état de nature, dans lequel chaque individu ne suit que ses penchants. Spinoza veut-il dire, de façon voilée, que Moïse aurait eu l’idée de soumettre son peuple à la volonté divine tout en leur donnant un ensemble de lois qui sont politiques autant que religieuses ? Hypothèse farfelue ou plausible ? Ce qui est certain, c’est que si Spinoza l’a pensé, il ne pouvait le dire explicitement. Je reviens au texte de Spinoza)

p. 107 :

…la même manière que nous avons conçu ci-dessus qu’il se fait dans une société commune, quand les hommes décident de se dessaisir de leur droit naturel. Par un pacte exprès, en effet, et par un serment, librement, sans céder ni à la contrainte de la force ni à l’effroi des menaces, ils renoncèrent à leur droit naturel et le transférèrent à Dieu.

(comme le disait ci-dessus Spinoza, le souverain peut user de nombreux moyens pour que les citoyens obéissent, et parmi ceux-ci il y a celui de jouer le rôle d’intermédiaire (vicarius en latin, qui a donné vicaire) entre les hommes et Dieu. C’est ce que font le prophètes, mais de façon singulière et non politique. Le génie de Moïse est d’avoir été « supérieur » aux prophètes en ce qu’il a réussi le tour de force à la fois de passer pour l’intermédiaire entre Dieu et les hommes et de donner à son peuple des lois politiques. Je reviens au texte de Spinoza)

En second lieu, pour que le pacte fût garanti, solide et sans soupçon de tromperie, Dieu ne conclut rien avec eux qu’après qu’ils eurent éprouvé sa puissance admirable par laquelle seule ils avaient été conservés et pouvaient l’être par la suite. Par cela même, en effet, qu’ils crurent ne pouvoir être conservés que par la puissance de Dieu, ils transférèrent à Dieu toute la puissance naturelle de se conserver, qu’ils pouvaient croire auparavant avoir d’eux-mêmes et conséquemment aussi tout leur droit.

(c’est donc par un effet du désir et de l’imagination, sources de la croyance, que les Hébreux s’en sont remis à Dieu pour leur survie comme peuple : « ils crurent ne pouvoir être conservés » écrit Spinoza. Je reviens au texte de Spinoza)

[8] Le pouvoir de commandement chez les Hébreux appartint donc à Dieu seul ; seul aussi l’État ainsi constitué portait à bon droit par la vertu du pacte le nom de Royaume de Dieu, et Dieu était dit à bon droit le Roi des Hébreux. En conséquence les ennemis de cet État étaient les ennemis de Dieu, les citoyens voulant usurper le pouvoir, coupables du crime de lèse-majesté divine, enfin les règles de droit en vigueur, lois et commandements de Dieu.

p. 108 :

Dans cet État donc le droit civil et la religion qui, nous l’avons montré, ne consiste que dans l’obéissance à Dieu, étaient une seule et même chose. Autrement dit les dogmes de la religion n’étaient pas des enseignements, mais des règles de droit et des commandements, la piété passait pour justice, l’impiété pour un crime et une injustice. Qui manquait à la religion cessait d’être citoyen, et, par cela seul, était tenu pour un ennemi ; qui mourait pour la religion était réputé mourir pour la patrie ; entre le droit civil et la religion on ne faisait absolument aucune distinction. Pour cette cause cet État a pu être appelé une théocratie : parce que les citoyens n’étaient tenus par aucun droit, sinon celui que Dieu avait révélé.

(c’est justement cette union du droit civil et de la religion que Spinoza veut dissoudre, ce qui s’appelle théocratie, qui contient deux pactes : le premier entre le peuple et Dieu, le second entre le peuple et Moïse, vicaire – intermédiaire – de Dieu. Je reviens au texte de Spinoza)

Il faut le dire cependant, tout cela avait plutôt la valeur d’une opinion que d’une réalité, car en fait les Hébreux conservèrent absolument comme nous allons le montrer le droit de se gouverner ; cela ressort des moyens employés et des règles suivies dans l’administration de l’État, règles que je me propose d’expliquer ici.

[9] Puisque les Hébreux ne transférèrent leur droit à personne d’autre, que tous également, comme dans une démocratie, s’en dessaisirent et crièrent d’une seule voix « tout ce que Dieu aura dit » (sans qu’aucun médiateur fût prévu), « nous le ferons », tous en vertu de ce pacte restèrent entièrement égaux ; le droit de consulter Dieu, celui de recevoir et d’interpréter ses lois, appartint également…

p. 109 :

…à tous, et d’une manière générale tous furent également chargés de l’administration de l’État. Pour cette cause donc, à l’origine, tous allèrent vers Dieu pour entendre ses commandements ; mais, à l’occasion de ce premier hommage, ils eurent un tel effroi et entendirent la parole de Dieu avec un étonnement tel qu’ils crurent leur heure suprême venue. Pleins de crainte donc ils s’adressent de nouveau à Moïse : « Voilà, nous avons entendu Dieu parlant dans le feu et il n’y a pas de raison pour que nous voulions mourir ; ce grand feu, certes, nous dévorera, si une fois encore nous devons entendre la voix de Dieu, nous mourrons certainement. Toi donc va et écoute toutes les paroles de notre Dieu et tu nous les rapporteras (toi, non pas Dieu). À toute parole que Dieu te dira nous obéirons et nous l’exécuterons. » 

Par ce langage ils ont clairement aboli le premier pacte et transféré sans réserve à Moïse leur droit de consulter Dieu et d’interpréter ses édits. Ils ont promis, en effet, non plus comme avant d’obéir à toutes les paroles que Dieu leur dirait à eux-mêmes, mais à toutes celles qu’il dirait à Moïse. Moïse donc demeura seul le porteur des lois divines et leur interprète, conséquemment aussi le Juge suprême que nul ne pouvait juger et qui seul tint chez les Hébreux la place de Dieu, c’est-à-dire eut la majesté suprême, puisque seul il avait le droit de consulter Dieu, de…

(on a ici le second pacte, qui remet à Moïse et non à Dieu lui-même l’autorité souveraine; Je reviens au texte de Spinoza)

p. 110 :

…donner au peuple les réponses de Dieu, et de le contraindre à exécuter ses commandements. Je dis qu’il l’avait seul, car si quelque autre, du vivant de Moïse, voulait prêcher quelque chose au nom de Dieu, il avait beau être un vrai prophète, il était cependant coupable et usurpateur du droit suprême.

(Moïse jouit d’une souveraineté absolue : lui seul consulte Dieu et ordonne aux hommes – situation exceptionnelle qui a peu de chance de se reproduire, et à laquelle Spinoza lui-même se semble pas souscrire…Je reviens au texte de Spinoza))

[10] Et il faut noter ici que, bien qu’ayant élu Moïse, le peuple n’a cependant pas eu le droit d’élire le successeur de Moïse. Dès que les Hébreux, en effet, eurent transféré à Moïse le droit de consulter Dieu et eurent promis sans réserve de le prendre pour oracle divin, ils perdirent tout droit et devaient admettre celui que Moïse élirait pour lui succéder, comme élu par Dieu. Et s’il avait élu…

p. 111 :

…un successeur qui eût pris pour lui toute l’administration de l’État, c’est-à-dire le droit d’être seul à consulter Dieu dans sa tente et, en conséquence, l’autorité d’instituer des lois et de les abroger, de décider de la guerre et de la paix, d’envoyer des ambassadeurs, de constituer des juges, d’élire un successeur, et, en général, de remplir toutes les fonctions du souverain, le pouvoir eût été purement monarchique, à cette seule différence près qu’un État monarchique est communément gouverné suivant un décret de Dieu caché au monarque lui-même, tandis que celui des Hébreux l’eût été ou eût dû l’être, en une certaine manière, par un décret de Dieu révélé au seul monarque.

Cette différence ne diminue pas, mais augmente la domination du monarque et son droit sur tous. Pour ce qui est du peuple de l’un et de l’autre État, il est dans la même soumission, et également ignorant du décret divin ; car dans l’un et dans l’autre il est suspendu à la parole du monarque et connaît de lui seul ce qui est légitime ou illégitime, et ce n’est pas parce que le peuple croit que le monarque ne lui commande rien que par le décret de Dieu qu’il lui est moins soumis ; au contraire, il l’est, en réalité, davantage. Mais Moïse n’élut pas un successeur de cette sorte, il laissa à ses successeurs un État à administrer de telle façon qu’on ne pût l’appeler ni populaire, ni aristocratique, ni monarchique, mais théocratique. Le droit d’interpréter les lois, en effet, et de communiquer les réponses de Dieu fut…

(en donnant tout le pouvoir, politique et religieux, à Moïse, l’État hébreu était donc à la fois monarchique et théocratique. Après sa mort, il n’est plus que théocratique. Ce qui, comme on va le voir, va engendrer des guerres civiles. Je reviens au texte de Spinoza)

p. 112 :

…au pouvoir de l’un, le droit et le pouvoir d’administrer l’État suivant les lois déjà expliquées et les réponses déjà communiquées, au pouvoir d’un autre. Pour faire mieux entendre cela, je vais exposer méthodiquement l’administration de tout l’État.

4. Analyse de l’État hébreu

(je ne vais pas m’éterniser sur cette analyse qui ne concerne pas vraiment les rapports entre individu et communauté)

p. 113 :

[11] En premier lieu, il fut ordonné au peuple de construire une demeure qui fût comme la cour de Dieu, c’est-à-dire de la Majesté suprême de cet État. Et cette demeure ne dut pas être construite aux frais d’un seul, mais aux frais de tout le peuple afin que la demeure où Dieu devait être consulté fût propriété commune.

Pour servir dans ce palais de Dieu et l’administrer furent élus les Lévites ; pour occuper le rang suprême parmi eux et être comme le second après le Roi Dieu, fut élu Aaron, le frère de Moïse, à qui ses fils succédaient légitimement.

(qui sont les descendants de Lévi, le 3ème fils de Jacob, dont descendent également Moïse et son frère Aaron. Les Cohen sont les prêtres, parmi les Lévites, et ont pour tâche d’assurer le culte, de « rencontrer » leur dieu dans le « saint des saints », que les juifs appellent le Débir. Je reviens au texte de Spinoza)

Aaron donc, comme étant le plus proche de Dieu, était l’interprète souverain des lois divines, celui qui donnait au peuple les réponses de l’oracle divin et qui, enfin, adressait à Dieu des supplications pour le peuple. Et si, avec cela, il avait eu le droit de commander ce que Dieu voulait, il ne lui manquait rien pour être un monarque absolu. Mais il n’avait pas ce droit et, d’une manière générale, toute la tribu de Lévi fut tenue tellement à l’écart du commandement commun qu’elle n’eut même pas, comme les autres tribus, la possession d’une part de biens d’où elle put tirer au moins sa subsistance ; Moïse institua qu’elle serait nourrie par le reste du peuple, dans des conditions telles,…

(cette restriction faite au pouvoir d’Aaron va dans le sens de ce que souhaite Spinoza pour sa propre époque : une séparation entre pouvoir politique et pouvoir religieux, avec une prééminence du pouvoir politique sur le pouvoir religieux. Je reviens au texte de Spinoza)

p. 114 :

…toutefois, qu’elle fût toujours tenue en grand honneur par la foule, en tant que seule vouée à Dieu.

[12] En second lieu, quand une milice eut été formée par les autres douze tribus, ordre leur fut donné d’envahir le domaine des Chananéens, de le diviser en douze lots et de les répartir par le sort. Pour ce service furent élus douze chefs, un de chaque tribu, auxquels, en même temps qu’à Josué et au grand pontife Éléazar, fut donné le droit de partager les terres en douze lots égaux et de les répartir par le sort.

(Ce que ne pouvait pas savoir Spinoza, c’est que, selon les dernières découvertes d’archéologues – juifs -, « l’Israël biblique tel que le décrivent les cinq premiers livres de la Bible, ainsi que les livres de Josué, des Juges et de Samuel, n’a jamais existé. Les découvertes archéologiques menées au Moyen-Orient depuis une cinquantaine d’années ont permis aux savants de se faire une raison : l’aventure des patriarches Abraham, Isaac et Jacob relève plus de la saga homérique que du récit historique, l’Exode, cet épisode qui conte la libération des Hébreux du joug égyptien grâce à Moïse, n’est qu’un pur produit mythologique, et la conquête de Canaan par Josué, le successeur de Moïse, n’a jamais eu lieu. » Source : le journal helvétique Le temps. Si ces archéologues ont raison, on voit ainsi qu’une histoire « mythifiée », donc une légende, permet de fonder une identité, un pays, une politique…ce qui rejoint le thème de l’apothéose vue ci-dessus. Je reviens au texte de Spinoza)

Pour commander en chef la milice, Josué fut désigné et seul il eut, dans ce nouvel ordre de choses, le droit de consulter Dieu, non comme Moïse, seul dans sa tente ou dans le tabernacle, mais par l’intermédiaire du grand pontife à qui seul étaient données les réponses de Dieu, après quoi il appartenait à Josué de promulguer les commandements communiqués par le pontife et d’y astreindre le peuple ; de trouver et d’employer tous moyens d’exécution ; de choisir dans la milice autant d’hommes et ceux qu’il voudrait ; d’envoyer des ambassadeurs en son nom ; tout le droit de la guerre était suspendu à son seul décret. Nul d’ailleurs ne lui succédait légitimement ni n’était choisi qu’immédiatement par Dieu, et cela quand l’intérêt du peuple entier l’exigeait ;…

p. 115 :

…pour le reste, les chefs des tribus avaient toute l’administration des affaires de guerre comme de paix, ainsi que je le montrerai bientôt. 

[13] Enfin, Moïse ordonna que tous, depuis la vingtième année jusqu’à la soixantième, fussent astreints au service militaire et que du peuple seul une armée fût formée, laquelle armée jurait fidélité non à son commandant en chef ni au grand pontife, mais à la religion, c’est-à-dire à Dieu. Cette armée était pour cette raison appelée armée de Dieu, ses bataillons, bataillons de Dieu, et Dieu, en retour, était chez les Hébreux le Dieu des armées ; pour cette cause dans les grandes batailles de l’issue desquelles dépendait la victoire ou la défaite de tout le peuple, l’arche d’alliance était portée au milieu de l’armée, de façon que le peuple, combattant comme s’il voyait son Roi présent, donnât tout ce qu’il avait de force. 

[14] De ces commandements donnés par Moïse à ses successeurs nous voyons sans peine ressortir qu’il élut des administrateurs, non des dominateurs de l’État. À personne, en effet, il ne donna le droit de consulter Dieu où il voudrait et seul ; en conséquence il ne donna à personne l’autorité, que lui-même avait eue, d’établir des lois et de les abroger, de décider de la guerre et de la paix, d’élire les administrateurs tant du temple que de la cité ; car telles sont les fonctions de celui qui occupe le pouvoir souverain. Le grand pontife avait bien le droit d’interpréter les lois et de donner les réponses de

p. 116 :

Dieu, mais non, comme Moïse, quand il voulait, seulement à la demande du commandant des troupes ou du conseil suprême ou d’autres personnes qualifiées. Par contre le chef suprême de l’armée et les conseils pouvaient consulter Dieu quand ils voulaient, mais ne recevaient de réponse que par le grand pontife. C’est pourquoi les paroles de Dieu n’étaient pas, dans la bouche du pontife, des décrets comme dans celle de Moïse, mais des réponses seulement ; une fois reçues par Josué et les conseils, et alors seulement, elles avaient force de commandement et de décret.

(il s’agit donc d’une sorte d’État bicéphale, avec d’un côté un pouvoir temporel, de l’autre un pouvoir spirituel. On retrouve le même partage dans le saint empire roman germanique, où l’empereur possédait le pouvoir temporel, et le pape le pouvoir spirituel. Le grand empereur Frédéric II Hohenstaufen lutta contre la papauté durant 11 ans, dont il jugeait le pouvoir excessif. Je conseille vivement la lecture du grand livre que l’historien Ernst Kantorowicz a consacré à cet empereur. Je reviens au texte de Spinoza)

En second lieu ce souverain pontife, qui recevait de Dieu les réponses de Dieu, n’avait pas de milice et ne possédait pas en droit le commandement ; par contre ceux qui par droit possédaient les terres, ne pouvaient par droit établir de lois. De plus, le grand pontife, aussi bien Aaron que son fils Éléazar, fut bien désigné par Moïse mais, Moïse mort, personne n’eut plus le droit d’élire un pontife, le fils succédait légitimement au père. Le chef suprême de l’armée fut aussi désigné par Moïse et investi de la qualité de commandant non en vertu du droit du souverain pontife, mais par le droit de Moïse qui lui fut transféré ; et c’est pourquoi, Josué mort, le pontife n’élut personne à sa place, les chefs des tribus non plus ne consultèrent pas Dieu sur la désignation d’un nouveau chef, mais chacun garda à l’égard de la milice de sa tribu, et tous ensemble à l’égard de la milice entière, le droit de Josué.

p. 117 :

Et, semble-t-il, point ne fut besoin d’un chef suprême, sauf quand, unissant toutes leurs forces, ils devaient combattre un ennemi commun. Cela arriva d’ailleurs au temps de Josué où nul n’avait encore de demeure fixe et où tout appartenait en droit à tous. Plus tard quand toutes les tribus eurent partagé entre elles les terres acquises par droit de conquête et celles qu’ils avaient encore à acquérir, et que tout n’appartint plus à tous, par cela même, la raison d’être d’un chef commun disparut, puisque, à dater de ce partage, les hommes des tribus distinctes durent être réputés alliés plutôt que concitoyens. À l’égard de Dieu et de la religion sans doute on devait les tenir pour concitoyens ; mais à l’égard du droit que l’une des tribus avait sur l’autre, elles étaient alliées presque de la même façon (le temple commun à part) que leurs Hautes Puissances, les États confédérés de Hollande. 

La division d’une chose commune en parts consiste uniquement en effet en ce que chacun soit seul maître de sa part et en ce que les autres renoncent au droit qu’ils avaient sur elle. Pour cette cause, Moïse désigna des chefs de tribus, afin qu’après le partage chacun eût le commandement et la charge de sa part ; c’est-à-dire le soin de consulter Dieu sur les affaires de sa tribu par l’intermédiaire du grand pontife, de commander sa milice, de fonder et de fortifier des villes, d’y instituer des juges, de faire la guerre à l’ennemi de son…

p. 118 :

…État particulier, et généralement d’administrer les affaires de guerre et de paix. Il n’était tenu de reconnaître aucun juge que Dieu ou un prophète…

p. 119 :

…expressément envoyé par Dieu ; en cas qu’il fit défection à Dieu, les autres tribus ne devaient pas le juger comme un sujet, mais lui faire la guerre comme à un ennemi, ayant manqué à la foi du traité. 

Nous en trouvons des exemples dans l’Écriture. Après la mort de Josué, les fils d’Israël, et non un commandant en chef, consultèrent Dieu ; quand il fut connu que la tribu de Juda devait la première de toutes entreprendre la guerre contre son ennemi, elle fit un traité avec la seule tribu de Siméon pour joindre leurs forces contre l’ennemi ; dans ce traité ne furent pas comprises les autres tribus ; chacune fit la guerre séparément (comme il est raconté dans le même chapitre) contre son ennemi, et accepta la soumission et la foi de qui elle voulut, bien qu’il fût dans les commandements de ne traiter à aucune condition et d’exterminer…

p. 120 :

…sans merci tous les ennemis ; ceux qui sont coupables de ce péché sont repris à la vérité, mais personne ne les appelle en justice. Et il n’y avait point là de raison pour qu’une guerre éclatât entre les tribus et qu’elles intervinssent dans les affaires les unes des autres. Au contraire, la tribu de Benjamin ayant offensé les autres et rompu le lien qui l’unissait à elles de façon qu’aucune des tribus confédérées ne pût plus trouver en elle une sûre alliée, il lui fut fait la guerre et, trois combats livrés, les autres tribus, enfin victorieuses, mirent à mort, en vertu du droit de guerre, tous ceux de Benjamin coupables et innocents, ce qu’ensuite et trop tard elles regrettèrent et déplorèrent. 

[15] Par ces exemples se trouve entièrement confirmé ce que nous avons dit du droit de chaque tribu. Peut-être demandera-t-on qui désignait le successeur du chef de chacune ? Sur ce point je ne puis rien tirer de certain de l’Écriture. Je conjecture toutefois, puisque chaque tribu était divisée en familles dont les chefs étaient choisis parmi les Anciens de la famille, que le plus âgé de ces Anciens prenait de droit la place du chef de la tribu. Parmi les Anciens en effet Moïse choisit soixante-dix coadjuteurs qui formaient avec lui le Conseil suprême ; ceux qui eurent l’administration du pouvoir après la mort de Josué, sont appelés Vieillards dans l’Écriture ; rien enfin n’est plus fréquent chez les Hébreux que l’appellation de Vieillards donnée aux juges, comme je pense que…

p. 121 :

…tout le monde sait. Il importe d’ailleurs assez peu à notre propos de savoir avec certitude comment les chefs des tribus étaient désignés ; il suffit d’avoir montré, qu’après la mort de Moïse personne n’a exercé toutes les fonctions du commandement suprême. Puisque, en effet, tout ne dépendait pas du décret d’un seul homme, ni d’un seul Conseil, ni du peuple, et que l’administration de la chose publique appartenait pour une part à une seule tribu, pour le reste aux autres, avec un droit égal des deux côtés, il est très évident qu’à dater de la mort de Moïse, l’État n’est plus demeuré monarchique, non plus qu’aristocratique ni populaire, mais a été théocratique : 

1° parce que la demeure royale de l’État était le temple et que, par rapport à lui seulement, comme nous l’avons montré, les hommes de toutes les tribus étaient concitoyens ; 

2° parce que tous les citoyens devaient jurer fidélité à Dieu, leur juge suprême. Enfin parce qu’en cas de besoin nul n’était élu que par Dieu au commandement suprême. Moïse le prédit expressément au peuple au nom de Dieu…

p. 122 :

…et, en fait, l’élection de Gédéon, de Samson et de Samuel l’atteste, ce qui ne permet pas de douter que les autres chefs fidèles n’aient été désignés de la même manière, bien que cela ne soit pas dit dans leur histoire. 

[16] Ces principes posés, il est temps de voir comment le pouvoir institué dans ces conditions pouvait exercer sur les âmes une action modératrice et retenir tant les gouvernants que les gouvernés de façon que ces derniers ne devinssent pas des rebelles, non plus que les premiers des tyrans. 

[17] Ceux qui gouvernent l’État ou s’en sont rendus maîtres, quelque crime qu’ils commettent, s’efforcent toujours de le colorer d’une apparence de droit et de persuader au peuple qu’ils ont agi honnêtement ; ils y arrivent facilement quand toute l’interprétation du droit dépend d’eux. Car il est clair que de ce droit même ils tirent une très grande liberté de faire tout ce qu’ils veulent et tout ce à quoi l’appétit les engage ; et qu’au contraire une grande part de cette liberté leur est ravie au cas que le droit d’interpréter les lois appartienne à d’autres et qu’en même temps leur interprétation véritable soit manifeste et incontestable pour tous.

5. Un peuple protégé par sa religion

Il devient très évident par là que chez les Hébreux, l’une des grandes causes des crimes que commettent les princes est supprimée, d’abord par l’attribution du droit d’interpréter les lois aux seuls Lévites, qui

p. 123 :

n’avaient aucune part ni au commandement ni, comme les autres, à la propriété, et dont toute la fortune et la considération dépendaient de la seule interprétation vraie des lois ; en second lieu par le commandement fait au peuple entier de se réunir tous les sept ans dans un lieu déterminé pour y être instruit dans les lois par le pontife, et aux individus de lire et de relire constamment tout seuls avec la plus grande attention le Livre de la Loi. Les chefs donc devaient prendre le plus grand soin dans leur propre intérêt de tout administrer suivant les lois prescrites et assez clairement connues de tous, s’ils voulaient être honorés le plus possible par le peuple qui, à cette condition, les vénérait comme des ministres du royaume de Dieu et des vicaires de Dieu ; à défaut de cette condition ils ne pouvaient échapper à la pire haine des sujets, celle qu’on nomme théologique.

(ce passage m’apparaît comme la description d’une parfaite communauté humaine, occurrence rarissime s’il en est : communauté à la fois politique et religieuse. Seule la communauté du cimetière, où pas une voix ne s’élève contre une autre, lui est supérieure. Ici, nous avons un peuple uni autour d’une certitude religieuse, mais dont la loi politique, bien qu’inspirée du dieu, est distincte de la loi religieuse. Ce qui est légal est totalement identique à ce qui paraît légitime. De la sorte, chaque membre de la communauté est d’accord avec le tout dont il fait partie. Louis Dumont dirait qu’il s’agit d’une parfaite société holiste. Mais gare à la moindre dissidence : la fin du passage indique que ce type de communauté peut sombrer dans la pire des haines, la haine théologique, et la pire des guerres, la guerre civile. En effet, rien ne mérite davantage d’amour et de haine, de sacrifices et de meurtres, que le divin. Je ne me souviens plus de ce philosophe contemporain qui a dit, fort justement, en renversant la célèbre formule de Dostoïevski – « Si Dieu n’existait pas, tout serait permis » – « Si Dieu existe, tout est permis » (dans le sens de : « si Dieu est au coeur de la vie humaine » – qu’il existe réellement ou pas importe peu ici) . C’est justement de cela que Spinoza voudrait nous prévenir. Je reviens au texte de Spinoza)

[18] Dans le même sens, c’est-à-dire pour contenir la concupiscence effrénée des chefs, agissait encore avec une grande force une autre institution : la participation de tous les citoyens au service militaire (de vingt à soixante ans sans nulle exception) et l’impossibilité pour les chefs d’enrôler à l’étranger aucun soldat mercenaire. Cette institution, dis-je, eut une grosse influence, car il est certain que les princes, pour opprimer le peuple, ont besoin d’une force armée stipendiée par eux et qu’en outre…

p. 124 :

ils ne craignent rien tant que la liberté d’une armée de citoyens, auteurs par leur courage, leur labeur et le sang qu’ils versent en abondance, de la liberté et de la gloire de l’État.

(une armée de métier n’est plus tout à fait une armée du peuple. Mon père, capitaine de frégate dans la Royale, républicain dans l’âme, reprocha à Jacques Chirac de supprimer le service militaire pour cette raison. Je reviens au texte de Spinoza)

C’est pourquoi Alexandre, quand il eut à combattre Darius pour la deuxième fois, après avoir entendu le conseil de Parménion, éclata en reproches non contre Parménion lui-même, mais contre Polysperchon qui soutenait la même opinion. Il n’osa pas en effet, dit Quinte-Curce, reprendre de nouveau Parménion à qui, peu de temps avant, il avait adressé de trop vifs reproches ; et il ne put venir à bout de la liberté, crainte par lui, des Macédoniens, qu’après avoir porté le nombre des soldats pris parmi les captifs bien au-delà de celui des Macédoniens ; alors en effet il put donner carrière à ses passions, après avoir réduit à rien la liberté des meilleurs citoyens.

Si cette liberté propre à une armée composée de citoyens impose de la retenue aux chefs d’un État d’institution humaine, qui ont accoutumé de prendre pour eux tout l’honneur des victoires,…

p. 125 :

…combien plus ne dut-elle pas contenir les chefs des Hébreux dont les troupes combattaient pour la gloire non du chef, mais de Dieu, et n’engageaient pas le combat que Dieu consulté n’eût répondu.

[19] Ajoutons deuxièmement que les chefs des Hébreux n’étaient tous attachés les uns aux autres que par le seul lien de la religion ; si l’un y avait fait défection et avait entrepris de violer le droit divin de l’individu, il pouvait être traité en ennemi par les autres et être l’objet d’une juste répression.

[20] Il faut tenir compte troisièmement de la crainte d’un nouveau prophète ; qu’un homme de vie irréprochable montrât par des signes reconnus qu’il était un prophète, il avait par là même un droit souverain de commander, comme Moïse, au nom d’un Dieu à lui seul révélé et non comme les chefs, au nom d’un Dieu seulement consulté par l’intermédiaire du pontife. Et sans nul doute de tels prophètes pouvaient sans peine entraîner le peuple opprimé et lui persuader ce qu’ils voulaient à l’aide de signes légers ; au contraire, si le chef administrait la chose publique avec rectitude, il pouvait s’y prendre à temps et faire comparaître le prophète devant son tribunal pour l’examiner, voir si sa vie était sans reproche, s’il avait donné de sa délégation des signes certains et indubitables, et enfin si ce qu’il prétendait dire au nom de Dieu, s’accordait avec la doctrine reçue et les lois communes de la patrie. Si les signes n’avaient pas la valeur requise, ou si la doctrine était nouvelle, une condamnation…

(Dès le chapitre premier du T.T.P., intitulé De la prophétie, Spinoza écrit : « les prophètes n’ont perçu de révélation de Dieu qu’avec le secours de l’imagination » – pp. 44-45 de ma dernière édition complète du T.T.P., Garnier Flammarion, 2022, traduction Appuhn) ce qui est, a minima, une mise en doute de la véracité de leurs prophéties. Il ajoute : « on ne peut douter qu’ils n’aient perçu beaucoup de choses situées hors des limites de l’entendement, car avec des paroles et des images, on peut composer beaucoup plus d’idées qu’avec les seuls principes et notions de l’entendement, sur lesquels se fonde toute notre connaissance naturelle. » Les prophètes ont donc été à la source de bien des dissensions parmi les Hébreux, un peu comme lorsqu’on met en doute la légalité au nom de la légitimité, la première étant toujours politique, la seconde toujours morale ou religieuse. Je reviens au texte de Spinoza)

p. 126 :

…à mort pouvait être justement prononcée par le chef ; sinon c’est par la seule autorité du chef et sur son témoignage que le prophète était reconnu.

[21] En quatrième lieu le prince ne l’emportait pas sur les autres par le prestige de la noblesse ni par le droit du sang ; la considération seule de son âge et de sa vertu lui conférait le gouvernement de l’État.

[22] Enfin il faut observer encore que les chefs et toute la milice ne pouvaient pas préférer l’état de guerre à la paix. La milice, en effet, comme nous l’avons dit, se composait des seuls citoyens et les mêmes hommes donc administraient les affaires tant de guerre que de paix. Celui qui au camp était militaire était sur la place publique citoyen, l’officier juge dans son district, le commandant en chef premier magistrat de la cité. Nul donc ne pouvait désirer la guerre pour la guerre, mais pour la paix et la défense de la liberté, et peut-être le chef, pour ne pas être obligé de s’adresser au pontife et d’abaisser sa dignité devant lui, s’abstenait-il, autant qu’il le pouvait, de changer l’ordre établi. Telles sont les raisons qui empêchaient les chefs d’outrepasser les justes limites.

6. Les Hébreux : une société close ?

(j’emprunte à Karl Popper la distinction qu’il établit entre sociétés closes et sociétés ouvertes dans son livre La société ouverte et ses ennemis, publié en 1945. Il y développe l’idée que l’individu est considéré comme négligeable pour l’historicisme – théorie selon laquelle chaque époque doit être étudiée en elle-même, sans référence à un concept transcendant de nature humaine, ce que fait Spinoza, faisant de lui, par avance, un penseur anti-historiciste. Popper critique aussi l’idée de « peuple élu » dans laquelle le rôle de Dieu est rend nul celui de l’individu. On trouve une trace de cela chez Leibowitz : « La seule valeur véritable, c’est le devoir du culte à son Créateur.  (…) L’homme a un rôle, servir Dieu, mais Dieu n’a pas de rôle à remplir envers l’homme : c’est cela la foi. (…) La prière est un culte absolument irrationnel. Je sais que je ne dois pas transmettre à Dieu des informations sur mes besoins. Je sais aussi qu’un être de chair et de sang ne saurait bénir Dieu. Toute prière n’est qu’un formalisme au service de Dieu. Son contenu, c’est l’expression à travers laquelle l’être humain sert Dieu. Si l’homme réfléchit (la plupart des êtres humains ne réfléchissent pas), il sait qu’un mortel ne saurait bénir, louer, glorifier Dieu. C’est absurde, mais la prière, c’est la modalité formelle du service de Dieu. Pourquoi est-ce que je vais prier chaque matin à la synagogue ? La seule réponse valable est que je me rends chaque matin à la synagogue pour accomplir le commandement de prier en public. » Mais je garde de l’estime pour Leibowitz parce qu’il est attentif au sort de chacun. Je reviens au texte de Spinoza)

[23] Nous avons à voir maintenant en quelle manière le peuple était contenu ; les fondements de l’institution sociale le montrent d’ailleurs très clairement. Qu’on les considère en effet même sans grande attention, on verra aisément qu’ils ont dû faire naître, dans les âmes des citoyens, un amour

p. 127 :

rendant presque impossible que l’idée leur vint de trahir la patrie ou de faire défection ; au contraire, tous devaient lui être attachés au point qu’ils souffrissent la mort plutôt que la domination de l’étranger.

(On retrouve l’idée de « communauté parfaite » que j’ai déjà évoquée. Il est évident que pour un individualiste moderne, cette unanimité des esprits et des comportements a quelque chose d’effrayant, car on devine qu’il ne repose pas sur une adhésion réfléchie – qui suppose toujours plus ou moins de d’adhésion et de réflexion selon les individus – mais sur une adhésion irréfléchie, passionnelle, irrationnelle. Il n’est pas étonnant que plus un peuple accède à la connaissance rationnelle, plus il glisse du holisme vers l’individualisme authentique. J’entends par là le souci de viser l’autonomie, qui suppose un effort intellectuel bien supérieur à ce que peut faire l’homme moyen. Je ne confonds pas cet individualisme avec l’idéologie individualiste qui conduit à un conformisme, donc à quelque chose de fort peu individualiste. Si Spinoza défend la liberté de penser et de dire ce qu’on pense, ce n’est pas pour penser et dire ce que « pense » et « dit » (dicte ?) la « superconscience » – expression de Durkheim pour qualifier toute société – de la société holiste. Spinoza est résolument individualiste, dans le sens positif du terme : une poussée vers l’autonomie. Malgré les difficultés relevées par Descombes dans Le complément de sujet (qui est une enquête sur l’agir de soi-même, comme le précise le sous-titre), l’être humain, qui ne se réduit ni à l’individu (livré à ses passions et otage de son corps), ni au sujet pensant (citadelle rationnelle), ni au citoyen (quoique ce dernier terme est peut-être celui qui convient le mieux à l’expérience que nous faisons de notre existence, qui est principalement sociale), est d’abord et avant tout une personne appelée à faire un usage personnel de sa pensée. Je reviens au texte de Spinoza)

Après, en effet, qu’ils eurent transféré leur droit à Dieu, ils crurent que leur royaume était le royaume de Dieu, que seuls ils avaient qualité de fils de Dieu, les autres nations étant ennemies de Dieu et leur inspirant pour cette raison la haine la plus violente (car cette haine leur semblait une marque de piété) ; rien de plus horrible pour eux que de jurer fidélité à un étranger et de lui promettre obéissance ; nul opprobre plus grand, nulle action plus exécrable à leurs yeux, que de trahir leur patrie, c’est-à-dire le royaume même du Dieu qu’ils adoraient. Le seul fait d’aller habiter quelque part sur la terre étrangère était tenu pour flétrissant parce que, dans la patrie seulement, le culte obligatoire de Dieu leur était possible, si bien qu’à part la terre sainte de la patrie le reste du monde leur semblait impur et profane. C’est ainsi que David, contraint de s’exiler, se plaint devant Saül :…

(ce passage pourrait presque servir d’accusation de racisme et de xénophobie à l’encontre des juifs. Rien de tel qu’un ennemi pour souder une communauté, ce qui est un peu différent de ce que les juifs appellent « bouc émissaire », puisque dans ce cas, il s’agit d’un ennemi intérieur. Cela me rappelle deux formules que je donnais dans mon cours sur la politique, au chapitre « Ami et ennemi » – troisième présupposé du politique selon Julien Freund, dont l’utilisais son grand livre qu’est L’essence du politique – : la première est de Nietzsche, et s’accorde parfaitement avec l’auteur du concept de volonté de puissance : « Une nation a plus besoin d’ennemis que d’amis : ce n’est que par le contraste qu’elle commence à se sentir nécessaire, à devenir nécessaire. ». La seconde st plus étonnante, parce qu’on ne l’attend pas de l’auteur du Petit Prince, Antoine de Saint-Exupéry : « L’ennemi te limite, te donne ta forme et te fonde. » Cela est vrai aussi de la personne humaine, ou individualité : penser, c’est toujours penser contre une autre pensée, jugée faible, erronée. Une individualité se construit contre d’autres individualités ou contre des courants de pensée, des « individus collectifs » – l’expression est de Louis Dumont. Je me souviens de Jean-François Mattéi, qui fut à Nice mon professeur puis mon éphémère directeur de thèse – que j’ai abandonnée – qui disait qu’il fallait avoir des adversaires pour penser. Le sien était, selon ses propres dires, Gilles Deleuze).  Je reviens au texte de Spinoza)

p. 128 :

…« S’ils sont des hommes, ceux qui t’excitent contre moi, maudits soient-ils, parce qu’ils me retranchent et m’excluent de l’héritage de Dieu et disent : Va et rends un culte à des dieux étrangers. » Pour cette même cause nul citoyen, ce qui est particulièrement à noter, n’était condamné à l’exil : le pécheur est digne du supplice, non de l’opprobre. L’amour des Hébreux pour la patrie n’était donc pas un simple amour, c’était une piété, et cette piété comme cette haine des autres nations, le culte quotidien les échauffait et alimentait de telle sorte qu’elles durent devenir la nature même des Hébreux.

Leur culte quotidien en effet n’était pas seulement entièrement différent des autres, ce qui les séparait du reste des hommes, il leur était absolument contraire. À l’égard de l’étranger, tous les jours couvert d’opprobre, dut naître dans leurs âmes une haine l’emportant en fixité sur tout autre sentiment, une haine crue pieuse puisque née de la dévotion, de la piété ; ce qu’il y a de plus fort, de plus irréductible. La cause ordinaire qui fait qu’une haine s’avive de plus en plus ne manquait d’ailleurs pas d’agir, je veux parler du sentiment tout pareil qui répondait au leur ; les autres nations ne purent manquer de les haïr aussi de la haine la plus violente.

(ce passage me rappelle le livre de Bernard Lazare, dont le courage était tel que pendant l’affaire Dreyfus il était prêt à faire le coup de poing avec l’antisémite Édouard Drumont. L’antisémitisme, son histoire et ses causes est un livre qu’on préfère ne pas trop citer. Pour quelle raison ? Parce que Lazare, né juif, athée, anarchiste – bien qu’il ait fait un bout de chemin avec le mouvement sioniste – écrit ceci, dès la première page de son livre : « cette race a été (…) en butte à la haine de tous les peuples au milieu desquels elle s’est établie. Il faut donc, puisque les ennemis des Juifs appartenaient aux races les plus diverses, qu’ils vivaient dans des contrées fort éloignées les unes des autres, qu’ils étaient régis par des lois différentes, gouvernés par des principes opposés, qu’ils n’avaient ni les mêmes moeurs, ni les mêmes coutumes, qu’ils étaient animés d’esprits dissemblables ne leur permettant pas de juger également toutes choses, il faut donc que les causes générales de l’antisémitisme aient toujours résidé en Israël même et non chez ceux qui le combattirent. » – Je souligne ce à quoi Spinoza souscrirait sûrement. D’ailleurs, un livre assez violent est paru il y a quelques années qui taxait Spinoza d’antisémitisme. J’en ai oublié le titre et l’auteur. Cela explique aussi que le livre de Lazare, qui date de 1894, ait été réédité en 1969 par un antisémite notoire, Henri Coston, en 1982 aux Éditions de la Différence, et en 1985 aux Éditions de la Vieille taupe, qui publia aussi les révisionnistes – le texte de Lazare est aussi accessible en ligne ici, sur un site anarchiste – Son raisonnement, s’il est solide et embarrassant pour les tenants d’un antisémitisme pour ainsi dire sans cause, n’efface évidemment en rien l’ignominie des crimes commis au nom de l’antijudaïsme, mot que Lazare préférait à celui d’antisémitisme, « qui n’a eu sa raison d’être que de notre temps », précise-t-il. L’antisémitisme « ancien » était principalement d’origine religieuse, tandis que l’antisémitisme moderne est né avec la science à la fin du 19e siècle : Francis Galton est un bon exemple de l’usage inquiétant de la rationalité dans le domaine de la biologie. Hitler, et bien d’autres agitateurs politiques, jusqu’à aujourd’hui, y compris en France, sauront en faire leur miel. À la page suivante, Lazare écrit ceci, qui est si proche de ce que pense Spinoza qu’il me paraît évident qu’il a eu connaissance du T.T.P. : « partout et jusqu’à nos jours, le Juif fut un être insociable. Pourquoi était-il insociable ? Parce qu’il était exclusif, et son exclusivisme était à la fois politique et religieux, ou, pour mieux dire, il tenait à son culte politico-religieux, à sa loi. » L’individualité ne pouvait dès lors exister que sous la forme du prophète, qui apportait la sédition. Mais n’est-ce pas le cas de toute individualité ? Socrate, Jésus, Descartes, Spinoza lui-même, ne sont-ils pas des individualités qui se dressent contre une pensée collective ? Je ne poursuis pas ici cette interrogation, que je reprendrai plus tard dans un autre article. Je reviens au texte de Spinoza)

p. 129 :

[24] Avec quelle efficacité maintenant toutes ces circonstances jointes : la liberté dont les hommes jouissaient dans l’État à l’égard des hommes ; la dévotion à la patrie ; un droit sans limite contre l’étranger ; la haine atroce de tout Gentil devenue non seulement licite, mais devoir pieux ; la singularité des mœurs et des rites ; avec quelle efficacité, dis-je, tout cela contribua à donner aux Hébreux des âmes fermes pour tout endurer au service de la patrie avec une constance et un courage uniques, la raison le fait connaître avec la plus grande clarté et l’expérience même l’atteste. Jamais, tant que la ville fut debout, ils ne purent se plier longtemps à une domination étrangère, et aussi Jérusalem était-elle communément appelée la cité rebelle. L’État qui suivit la restauration du Temple (et qui fut à peine l’ombre du premier, les pontifes ayant usurpé le droit des chefs) put difficilement être détruit par les Romains. Tacite lui-même l’atteste dans le livre II des Histoires : « Vespasien avait achevé la guerre des Juifs, sauf qu’il n’avait pas encore forcé…

(encore un développement qui permet de comprendre que la force du peuple hébreu lui venait de ces deux sources dont parlent Spinoza et Lazare : la symbiose de ses lois et de sa religion. Et bien qu’il écrive le T.T.P. contre ce mode d’organisation des peuples, Spinoza reconnaît cette « réussite » qui permit au peuple juif de traverser les siècles jusqu’à aujourd’hui, sans que cela empêche que de très nombreuses individualités surgissent en son sein, parfois décriées par la communauté juive : par exemple Noam Chomsky, qui, en Israël, « est vu par la droite, mais pas seulement, comme un déserteur, un traître et un ennemi de son peuple  » (source : Wikipédia). Pour condamner ces individualités, il est parfois fait usage de ce très problématique et trop commode concept : « la haine de soi juive ». Mais cette question nous éloigne de notre sujet. Je reviens au texte de Spinoza)

p. 130 :

…Jérusalem, entreprise rendue plus dure et plus ardue par la complexion de cette race et son fanatisme irréductible que par les forces restées aux assiégés pour faire face aux nécessités de la situation. » 

[25] Mais, outre cette force, dont la valeur dépend de l’opinion seule, il y eut dans cet État une autre force unique et la plus grande de toutes, qui devait retenir les citoyens et les prémunir contre toute idée de défection et tout désir de déserter leur patrie, ce fut la considération de l’utilité qui donne aux actions humaines leur vigueur et leur animation. 

Je dis que dans cet État cette considération avait une force unique ; nulle part en effet les citoyens n’avaient sur leurs biens un droit de propriété plus assuré que les sujets de cet État. La part de terre et de champs possédée par chacun d’eux était égale à celle du chef et ils en étaient maîtres pour l’éternité, car si l’un d’eux, contraint par la pauvreté, avait vendu son fonds ou son champ, au moment du jubilé, la propriété devait lui en être restituée et d’autres institutions de cette sorte empêchaient que personne ne pût être dépouillé de sa part fixe de biens. Nulle part en outre la pauvreté ne pouvait être plus aisément supportée que dans un pays ou la charité envers le prochain, c’est-à-dire le concitoyen, était au plus haut point une pratique pieuse et le moyen de se rendre propice le Roi Dieu. Les citoyens hébreux donc ne pouvaient se trouver bien

p. 131 :

que dans leur patrie ; au dehors il n’y avait pour eux que déshonneur et grand dommage.

(Spinoza décrit, sans prendre parti, comme toujours chez lui, la qualité de la vie communautaire des hébreux, fondée sur l’utilité commune. Cette organisation reposait en grande partie sur l’unité que garantissait la ferveur religieuse et les lois qui s’en inspiraient, constat qui ne peut que troubler un esprit qui voudrait que cette unité parfaite se retrouve chez un peuple rationnel, défenseur des libertés individuelles. Je laisse la question en suspens ; ce n’est pas ici le lieu d’en débattre. Je reviens au texte de Spinoza)

Ce qui, en outre, avec le plus d’efficacité, non seulement les attachait au sol de la patrie, mais aussi les engageait à éviter les guerres civiles et à écarter les causes de discorde, c’était que nul n’avait pour maître son semblable, mais Dieu seul, et que l’amour du concitoyen, la charité envers lui, passaient pour la forme la plus élevée de la piété ; la haine qui leur était commune envers les autres nations et celle qu’elles leur rendaient, entretenaient cet amour.

(on voit que ce ne sont pas des raisonnements issus de l’entendement qui soudent cette communauté, mais l’imagination et des affects comme la haine, la charité, l’amour. Je reviens au texte de Spinoza)

De plus l’obéissance était le fruit de la discipline très forte à laquelle les formait leur éducation : tous leurs actes étaient réglés par des prescriptions de la Loi ; on ne pouvait pas labourer comme on voulait, mais à des époques déterminées et dans certaines années et seulement avec un bétail d’une certaine sorte ; de même aussi les semailles et les moissons n’avaient lieu qu’à un certain moment et dans une forme arrêtée, et, d’une manière générale, toute leur vie était une constante pratique de l’obéissance (voir à ce sujet le chapitre V relatif à l’utilité des cérémonies) ; en raison de l’accoutumance elle n’était plus une servitude, mais devait se confondre à leurs yeux avec la liberté, si bien que la chose défendue n’avait d’attrait pour personne, seule en avait la chose commandée.

(Rosset a beaucoup insisté dans le cours – j’ai consacré à ce cours semestriel un article sur ce blog – sur l’intelligence de Moïse qui créa, peut-être, le premier code civil, qui fut aussi un code religieux. Ce sont les mitsvot ou mitzvot, prescriptions, obligations, commandements positifs (fais) ou négatifs(ne fais pas) qui rythment la vie entière du juif pratiquant, au nombre de 613. Rien ne vaut ce qu’en dit Yeshayahou Leibowitz, qui est si proche de ce qu’en dit Spinoza : »On ne peut pas comprendre et expliquer comment 70 générations de juifs organisèrent leur vie selon la Halacha (nourriture, boisson, vie sexuelle, vie professionnelle : un « programme de vie ») et acceptèrent vraiment le joug de la Torah et de ses mitzvot. Il ne s’agit pas de rhétorique, mais d’un joug pesant, sans organisation coercitive, mais uniquement grâce à l’autorité de la Torah. » Le judaïsme, avec sa religion et ses lois, est en effet un programme de vie, tout comme la mythologie grecque et l’organisation sociale grecque – lois, théâtre, philosophie… – furent un « programme de vie ». On peut avancer l’idée qu’une culture, au sens fort du terme – ce sans quoi manquent les raisons de vivre – est toujours un « programme de vie ». Cette expression ne doit pas être confondue avec la « forme de vie » chère à Wittgenstein, qui renvoie à l’usage des mots dans la vie, bien qu’elle soit liée aussi au contexte culturel et historique. Je reviens au texte de Spinoza)

À cela paraît n’avoir pas peu contribué encore le retour périodique dans l’année de jours obligatoires…

p. 132 :

…de repos et de liesse ; ils ne s’abandonnaient pas à cette occasion, mais obéissaient à Dieu avec abandon. Trois fois par an ils étaient les convives de Dieu; le septième jour de la semaine ils devaient cesser tout travail et se livrer au repos ; en outre à d’autres moments encore, des réjouissances honnêtes et des repas de fête étaient non autorisés, mais prescrits. Je ne pense pas qu’on puisse rien trouver de plus efficace pour fléchir les âmes des hommes ; rien ne s’empare de l’âme avec plus de force que la joie qui naît de la dévotion, c’est-à-dire à la fois de l’amour et de l’admiration. Il n’était pas à craindre que la lassitude qu’engendre la répétition fréquente eût prise sur eux, car le culte réservé aux jours de fête était rare et varié.

(« rien de plus efficace pour fléchir les âmes » : cela ne doit pas être pris comme un éloge, malgré le lien qui est fait avec la joie, l’amour et l’admiration, mais comme un constat objectif : la survie d’une communauté passe toujours, plus ou moins, par la négation de la marginalité et des excentricités de l’individualité. Spinoza lui-même en a souffert lors de son exclusion de la communauté juive d’Amsterdam – Herem. Je reviens au texte de Spinoza)

p. 133 :

À tout cela s’ajoutait la très profonde révérence du Temple qu’ils gardèrent religieusement à cause du caractère singulier de son culte et des rites à observer avant que l’accès en fût permis ; à ce point qu’aujourd’hui encore ils ne lisent pas sans une grande horreur le récit de l’attentat de Manassé qui eut l’audace de placer une idole dans le temple même. La révérence du peuple n’était pas moindre à l’égard des lois qui étaient gardées avec le soin le plus religieux dans le sanctuaire le plus inaccessible. C’est pourquoi les rumeurs populaires et les préjugés étaient moins à craindre qu’ailleurs ; nul n’osait porter un jugement sur les choses divines ; à tout ce qui était ordonné par l’autorité de la réponse divine reçue dans le temple, ou de la loi fondée par Dieu, ils devaient obéir sans consulter la raison. Je pense avoir ainsi donné des principes essentiels de cet État, un résumé assez clair dans sa brièveté.

(le fait que les lois étaient adossées à la religion faisaient qu’elles étaient respectées. Cela fait encore rêver certains de nos jours, y compris d’anciens communistes comme Régis Debray. Ce dernier estime qu’il n’y a pas de société sans transcendance (terme vague). Il pense aussi que les athées ont leurs figures sacrées. Exploitant de façon ridicule le théorème d’incomplétude de Gödel, il a été remis à sa place d’intellectuel par Sokal et Bricmont dans leur livre Impostures intellectuelles (1997). N’est pas mathématicien qui veut. Pour ce qui est du sacré, j’estime qu’il faut se montrer très méfiant. Tout peut faire l’objet d’une sacralisation factice : la race pour les nazis, l’émancipation totale de l’homme pour les communistes, La Bible pour les chrétiens, la Terre Promise pour les juifs, etc. « Shakespeare signifie quelque chose pour vous, tandis que la Bible est vide de sens pour quelqu’un qui, a priori, n’a pas l’intention de servir Dieu » écrit Leibowitz – Israël et judaïsme, ma part de vérité, Desclée de Brouwer, 1993, p. 158). La Bible n’est sacrée que pour ceux qui ont l’intention de servir Dieu. Pour les autres, elle n’a aucune valeur, à peine littéraire semble penser Leibowitz, qui place au-dessus Sophocle et Pouchkine.. Donc, quand Debray dit que la société manque de sacré, que les hommes ne peuvent vivre sans croyance, c’est énoncer deux idées vagues, ce qui est pire qu’énoncer vingt banalités. De plus, à chaque fois que le sacré est porté aux nues (si j’ose dire), il y a capitulation de l’entendement. Pour Spinoza, rien n’est plus redoutable. Je reviens au texte de Spinoza)

7. Les Hébreux : une société fracturée

[26] Il nous reste à rechercher les causes qui ont pu amener les Hébreux à faire tant de fois défection à la loi ; à être si souvent asservis et à souffrir enfin la ruine complète de leur État. Peut-être dira-t-on que cela tient à l’insoumission de cette nation. Réponse puérile ; pourquoi cette nation a-t-elle été plus insoumise que les autres ? Est-ce par nature ?

p. 134 :

La nature ne crée pas des nations, mais des individus, lesquels ne se distinguent en nations que par la diversité de la langue, des lois et des mœurs reçues ; seules, parmi ces traits distinctifs, les lois et les mœurs peuvent faire que chaque nation ait une complexion singulière, une condition propre, des préjugés à elle.

(remarque importante, qui souligne le fait que l’existence individuelle est biologique. On est d’abord un corps situé dans l’espace et le temps, une réalité singulière. Une nation est une idée, un esprit (on parle de l’esprit français, ou russe…), Ernest Renan dirait « un plébiscite de tous les jours« , et Louis Dumont un « individu collectif« . Si ce n’est pas la nature qui crée les nations, ce sont les hommes, en tant qu’ils parlent et qu’ils pensent, qu’ils désirent et qu’ils imaginent. L’individu, lui, est une réalité concrète, même s’il est porteur d’une personne, d’un sujet, d’un citoyen. Leibowitz écrit des pages lumineuses sur le rapport entre individu et histoire. Je les citerai dans un prochain article dédié à Leibowitz que j’intitulerai « Pourquoi j’estime Yeshayahou Leibowitz »). Je reviens au texte de Spinoza)

Si donc on devait accorder que les Hébreux furent insoumis plus que le reste des mortels, cela devrait être imputé à quelque vice des lois ou des mœurs reçues. Et sans doute il est vrai que si Dieu eût voulu que leur État fût plus constant, il eût établi d’autres droits et d’autres lois et institué un autre gouvernement ; que pouvons-nous dire sinon qu’ils ont irrité leur Dieu non seulement, comme dit Jérémie, depuis la fondation de la ville, mais depuis celle des lois ? C’est ce qu’atteste Ézéchiel : « Je leur ai donné aussi des statuts qui n’étaient pas bons et des règles par lesquelles ils ne vivraient point ; en ce que je les ai rendus impurs en leurs dons, par la condition mise au rachat de toute ouverture de la vulve (c’est le premier-né) ; afin que par ma volonté ils fussent dévastés, pour qu’ils connussent que je suis Jéhovah. » 

Pour bien entendre ces paroles et la cause de la ruine de l’État, il faut noter que le premier dessein fut de remettre le ministère sacré aux premiers-nés,…

p. 135 :

…non aux Lévites ; mais quand tous, sauf les Lévites, eurent adoré le veau, les premiers-nés furent répudiés et jugés impurs, et les Lévites élus à leur place ; plus je considère ce changement, plus je me sens obligé à répéter la parole de Tacite : ce ne fut pas à la sécurité des Hébreux que Dieu veilla dans ce temps-là, mais de sa vengeance qu’il prit soin. Et je ne puis assez m’étonner de ce qu’il ait conçu dans son âme céleste une colère assez grande pour établir des lois destinées non pas, comme c’est la règle, à procurer l’honneur, le salut, la sécurité de tout le peuple ; mais à satisfaire son désir de vengeance et à punir le peuple ; si bien que ces lois ne semblaient plus être des lois, c’est- à-dire le salut du peuple, mais bien plutôt des peines et des supplices. 

Les dons en effet qu’on était tenu de faire aux Lévites et aux prêtres, l’obligation de racheter les premiers-nés et de donner par tête aux Lévites une certaine somme d’argent, et enfin le privilège accordé aux seuls Lévites d’avoir accès aux choses saintes, autant de marques incessamment répétées accusant l’impureté des Hébreux et leur répudiation. De plus les Lévites ne manquaient jamais de leur faire sentir leur opprobre. Il n’est pas douteux,…

p. 136 :

en effet, que, parmi tant de milliers de Lévites, ne se soient trouvés un grand nombre de fâcheux théologiens; d’où le désir qui vint au peuple d’observer la vie des Lévites, des hommes après tout, et, comme il arrive, de les accuser tous pour la faute d’un seul. De là de constantes rumeurs, puis la lassitude ressentie par les Hébreux, surtout les années de disette, de nourrir des hommes oiseux et détestés auxquels ne les rattachait même pas le lien du sang.

(on voit l’hostilité de Spinoza envers les théologiens et ici en particulier contre la caste des Lévites, qui descendaient, dit-on, du 3ème fils de Jacob, fils d’Isaac, fils d’Abraham. Or, dès qu’une caste s’arroge des privilèges, le reste du peuple finit toujours par la détester. Il semble que c’est ce qui se passa – pour peu que nos connaissances soient fiables – pour les Hébreux en ces temps reculés, car tout cela est sujet à caution. Je reviens au texte de Spinoza)

Rien de surprenant donc à ce que dans le repos, quand les miracles manifestes venaient à manquer, qu’il n’y avait pas d’hommes d’une autorité tout à fait rare, l’âme populaire aigrie et attachée aux intérêts matériels perdit d’abord de son ardeur religieuse, puis qu’elle finît par abandonner un culte, divin à la vérité, mais outrageant pour elle et suspect, qu’elle voulût du nouveau ; rien de surprenant à ce que les chefs toujours à la recherche, pour avoir seuls tous les droits souverains, d’un moyen de s’attacher le peuple et de le détourner du pontife, aient fait à cette âme populaire toutes les concessions et établi des cultes nouveaux. 

[27] Si l’État avait été constitué suivant la première intention de son fondateur, toutes les tribus eussent eu le même droit et des honneurs égaux, et la sécurité aurait régné partout ; qui voudrait violer en effet le droit sacré de ses consanguins ? Que vouloir de mieux que de nourrir ses consanguins, ses frères, ses parents, par piété religieuse ? que

p. 137 :

d’être instruits par eux de l’interprétation des lois ? que d’attendre d’eux enfin les réponses divines ? Par ce procédé toutes les tribus fussent restées beaucoup plus étroitement unies entre elles ; je veux dire, si elles avaient eu un droit pareil d’administrer les choses sacrées ; et même si l’élection des Lévites avait eu une autre cause que la colère et la vengeance, il n’y aurait rien eu à craindre. Mais, nous l’avons dit, ils avaient irrité leur Dieu ; et pour répéter les paroles d’Ézéchiel, il les rendit impurs en leurs dons ; par la condition mise au rachat de toute ouverture de la vulve, afin d’amener leur ruine.

(les privilèges des Lévites causèrent le soulèvement du peuple contre les institutions créées par Moïse. Si la société juive avait été plus égalitaire, s’il n’y avait pas eu de caste sacerdotale et de privilèges pour elle, alors la société juive aurait perduré telle qu’elle était du temps de Moïse. Mais c’est vouloir qu’une société antique soit démocratique. Quant au problème de la pérennité du pouvoir, Machiavel a tout dit sur ce sujet quand il dit – je résume et simplifie – que la politique consiste principalement en trois choses : 1. séparer la politique de la morale et des religions qu’il se soumet ; 2. accéder au pouvoir ; 3. conserver le pouvoir. Ces trois objectifs étant impossibles à atteindre de façon constante et perpétuelle, la politique est soumise à la fortune – le hasard -, aux volontés humaines discordantes et aux changements. Spinoza parle du « très pénétrant Machiavel« , qui a expliqué « de quels moyens un Prince omnipotent, dirigé par son appétit de domination, doit user pour établir et maintenir son pouvoir« . Bien sûr, Spinoza ajoute : « quant à la fin qu’il a visée, elle n’apparaît pas très clairement. » Traité politique, chapitre V, §7, Oeuvres 4, Garnier Flammarion, 1966, p. 39 Encore aujourd’hui les avis sont divisés sur Le prince : est-ce une oeuvre de dénonciation comme le pensait Guy Debord, à l’extrême gauche de l’échiquier politique, ou est-ce un simple manuel à l’usage des politiciens comme on le pense généralement, sans aucun souci moral et encore moins religieux ? L’originalité de Spinoza est d’être démocrate mais sans faire le moindre usage de morale. Je reviens au texte de Spinoza)

[28] Cela d’ailleurs est confirmé par les récits. Sitôt qu’au désert le peuple commença de jouir du repos, beaucoup d’hommes, et qui ne faisaient point partie de la foule, furent indisposés par l’élection des Lévites et saisirent cette occasion de croire que Moïse avait établi toutes ces institutions non par le commandement de Dieu, mais selon son bon plaisir ; il avait en effet choisi sa propre tribu et donné pour l’éternité le pontificat à son frère ; dans leur excitation ils l’assaillirent en tumulte, criant que tous étaient également saints et que sa propre élévation au-dessus de tous était contraire au droit. Moïse ne put les calmer par aucune raison, mais, par un miracle qui devait servir de signe pour rétablir la foi, tous périrent ; de là une nouvelle sédition de tout le peuple croyant qu’ils avaient péri par l’artifice de Moïse et non par le jugement de…

(le soulèvement du peuple contre les Lévites va entraîner un rejet des prescriptions religieuses édictées par Moïse, puis des dissensions à propos des lois et des guerres civiles. Voici ce qu’affirme Leibowitz à propos de Moïse : « La personnalité la plus charismatique de l’histoire de l’humanité que que nous connaissons est Adolf Hitler.* Il n’y a aucun doute là-dessus. Moïse n’avait pas de charisme. Les Hébreux se révoltèrent contre lui, ils se plaignaient sans cesse et ne voulaient pas l’écouter. (…) Le charisme, tel que vous le décrivez – le livre est un longue suite d’entretiens avec Mickaël Shashar -, existe chez tout vaurien insignifiant qui devient populaire. Aujourd’hui, l’homme le plus célèbre au monde est un footballeur argentin ! » Autour de 1990, je pense que ce devait être Diego Armando Maradona, considéré avec Edson Arantes do Nascimento, dit Pelé et George Best comme l’un des meilleurs attaquants du monde, dans le domaine du football, cette « religion » des pauvres modernes, pourrait-on dire). » Je reviens au texte de Spinoza)

p. 138 :

…Dieu. Après un grand carnage cependant ou une peste, la fatigue amena l’apaisement, mais la vie était à charge aux Hébreux et ils lui préféraient la mort ; la sédition avait pris fin sans que la concorde régnât. Cela est attesté ainsi par l’Écriture. Dieu, après avoir prédit à Moïse qu’après sa mort le peuple ferait défection au culte divin, ajoute : « car je connais l’appétit du peuple et ce qu’il combine aujourd’hui, alors que je ne l’ai pas encore conduit à la terre que j’ai promise. » Et un peu après Moïse dit au peuple même : « Car je connais ta rébellion et ton insoumission. Si, alors que j’ai vécu avec vous, vous avez été rebelles contre Dieu, vous le serez encore bien plus après ma mort. » Et effectivement la chose arriva, comme on sait.

[29] De là de grands changements, une licence universelle, le luxe, la paresse d’âme qui amenèrent la décadence de l’État, jusqu’au moment où, plusieurs fois soumis, ils rompirent le pacte avec Dieu dont le droit fut déchu ; ils voulurent avoir des rois mortels, ce qui entraînait que la demeure du pouvoir ne fût plus le temple, mais une cour, et que les hommes de toutes les tribus fussent dorénavant concitoyens non plus en tant que soumis au droit de Dieu et au Pontificat, mais en tant qu’ayant le même roi.

(il semble, si je comprends bien, que la société juive passa du règne de Moïse – s’il a bien existé, ce qui est peu probable – à une théocratie puis à une monarchie, et enfin à une sorte d’anarchie ou de guerre civile. Avant la fondation de l’État d’Israël en 1948, il y eut une hésitation lors du choix du régime politique du futur pays. Serait-ce une république ou une monarchie ? – sur le modèle du royaume d’Israël, entre 1020 et 930 avant Jésus-Christ, mais je ne retrouve plus dans quel livre j’ai lu cela, peut-être chez Nahum Goldmann, un des dirigeants du mouvement sioniste, que j’ai lu jadis. Je reviens au texte de Spinoza)

8. Le danger du pouvoir religieux pour le pouvoir politique et la nation

Ce changement fut une cause considérable de séditions nouvelles qui finirent par amener la ruine complète de l’État. Quoi de plus insupportable en…

p. 139 :

…effet pour les rois que de régner à titre précaire et d’avoir à souffrir un État dans l’État ? Les premiers qui, simples particuliers, furent élus, se contentèrent du degré de dignité où ils s’étaient haussés, mais quand les fils régnèrent par droit de succession, ils s’appliquèrent par des changements graduels à parvenir enfin à posséder seuls la totalité du droit constituant le pouvoir d’État.

Ils en étaient privés pour une très grande part aussi longtemps qu’à leur droit s’opposaient des lois indépendantes d’eux, gardées par le pontife dans le sanctuaire et interprétées au peuple par lui : de la sorte en effet ils étaient, comme les sujets, tenus par les lois et ne pouvaient en droit les abroger, ni en instituer de nouvelles d’une égale autorité. En second lieu ils en étaient privés aussi parce que le droit des Lévites interdisait aux rois, tout comme aux sujets, en leur qualité de profanes, l’administration des choses sacrées. Et enfin parce…

(le roi était en effet aux prises avec diverses séditions dont celles des Lévites qui contestaient le pouvoir du roi. C’est ce que Spinoza redoute le plus : que le pouvoir politique, ou une partie de celui-ci, soit entre les mains des théologiens, ce qui est une menace directe pour la liberté de penser des philosophes. Je reviens au texte de Spinoza)

p. 140 :

…que leur pouvoir n’était nullement assuré contre la seule volonté d’un seul homme, reconnu prophète, qui pouvait le tenir en échec ; on en a vu des exemples. Avec quelle liberté en effet Samuel n’avait-il pas commandé en tout à Saül ? avec quelle facilité n’avait-il pas, pour une seule faute, transféré à David le droit de régner ? Ainsi ils avaient à compter avec un État dans l’État et régnaient à titre précaire. 

Pour triompher de ces résistances, ils permirent d’élever aux dieux d’autres temples, de façon qu’on n’eût plus à consulter les Lévites ; ensuite ils cherchèrent plus d’une fois des hommes capables de prophétiser au nom de Dieu pour avoir des prophètes à opposer aux vrais. Quoi qu’ils aient tenté cependant, ils ne purent jamais arriver au terme de leurs vœux. Les prophètes en effet, prêts à tout, attendaient le moment favorable, c’est-à-dire l’arrivée au pouvoir d’un nouveau roi, dont l’autorité est toujours précaire tant que le souvenir du prédécesseur reste vif ; sans peine alors, ils pouvaient, en invoquant l’autorité de Dieu, susciter quelque roi connu pour son courage et le pousser à revendiquer le droit de Dieu et à s’emparer à ce titre du pouvoir ou d’une partie du pouvoir. Mais les prophètes eux aussi ne pouvaient par cette voie arriver à rien ; même s’ils mettaient fin à une tyrannie, par l’effet de causes permanentes ils ne faisaient qu’acheter de beaucoup de sang hébreu un tyran nouveau. Nulle fin donc aux discordes et aux guerres civiles et des causes, toujours les mêmes, de…

(on voit le danger que représente une contestation religieuse du pouvoir – aujourd’hui on peut ajouter toutes sortes de contestations idéologiques qui postulent que ce qu’ils jugent légitime est supérieur à ce qui est légal, ce qui permet tous les excès et toutes les séditions. Je reviens au texte de Spinoza)

p. 141 :

…violation du droit divin qui ne purent disparaître qu’avec l’État lui- même.

[30] Nous voyons par là comment la religion a été introduite dans l’État des Hébreux et quels principes auraient pu faire qu’il fût éternel, si la juste colère du législateur avait permis qu’il demeurât tel qu’il avait d’abord été institué. Mais, comme il ne put en être ainsi, il dut périr.

Je n’ai d’ailleurs parlé ici que du premier empire ; car le second fut à peine l’ombre du premier, puisque les Hébreux étaient tenus par le droit des Perses, dont ils étaient sujets, et qu’après la conquête de l’indépendance, les pontifes usurpèrent le droit du chef et s’emparèrent du pouvoir absolu. De là pour les prêtres un grand appétit de régner et d’occuper en même temps le pontificat ; il n’y avait donc pas lieu de s’étendre sur ce second empire.

(on retrouve ici ce contre quoi nous met en garde Spinoza, tout au long du T.T.P. et en particulier de ces derniers chapitres : le pouvoir aux mains des religieux. Je reviens au texte de Spinoza)

Quant à savoir si le premier, en tant que nous l’avons conçu comme durable, est imitable ou si c’est une action pieuse de l’imiter autant que possible, c’est ce que nous verrons dans les chapitres suivants. Je voudrais seulement, comme couronnement, placer ici une observation sur un point déjà touché ; de l’exposé ci-dessus il ressort que le droit divin naît d’un pacte à défaut duquel il n’y a d’autre droit que le naturel ; c’est pourquoi les Hébreux n’avaient, par le commandement de la religion, point d’obligations pieuses à l’égard des nations qui n’avaient pas pris part au pacte, mais seulement à l’égard de leurs concitoyens.

(cette question importante fera l’objet de nos prochains commentaires. Pour Spinoza, c’est pour des raisons de pacte politique, et non de religion, que les Hébreux n’avaient aucune sorte d’obligation à l’égard des autres nations. Ouf, j’en ai fini avec ce long et passionnant chapitre 17)

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